posté le 15.03.22
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review : Vu en mars, par François Salmeron
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Vu en mars, par François Salmeron

Comment faire œuvre aujourd’hui ?

Comment faire œuvre aujourd’hui ? Et comment trouver les ressources matérielles et les énergies spirituelles pour continuer à créer par les temps de crise qui s’enchevêtrent, et dont la cité phocéenne, riche d’un vivier artistique en pleine croissance (près de 10 000 jeunes créateurs s’y installent chaque année), se fait le reflet ?

Alors, de quels matériaux s’emparer pour s’exprimer – jusqu’à faire œuvre de soi ? Par quels recours s’emparer d’un lieu, où la création et le partage sont rendus possibles ? Et à quels modèles économiques et juridiques s’adosser pour perdurer, quand les aléas d’une existence trop précaire, à force, finissent par nous éreinter… ou nous réduire au silence ? Oui, comment faire œuvre ensemble, dans un monde en mutation accélérée, bousculé par les flux migratoires et la panique pandémique ?

 

Tout d’abord, on peut faire œuvre prosaïquement, grâce aux quelques billets que l’on trouve au fond de son portefeuille, au sortir d’une école d’art… Des Euros que Paul Chochois transmute, chez Vidéochroniques, en une gelée colorée qui, à son tour, servira d’encre pour réaliser la quadrichromie de ses sérigraphies ! Dans cette étonnante évocation de la condition matérielle des artistes, Paul Chochois joue ainsi sur le cycle de la valeur marchande des œuvres (créer pour vendre et vendre pour créer).

Paul Chochois,
Paul Chochois, "Billets sentent comme un bouquet", 2019 Vue de l'exposition "Mind the gap", Vidéochroniques, vernissage du 24 février 2022

On peut aussi faire œuvre « poïétiquement », lorsque l’art renoue avec l’étymologie de la poièsis, en tant que « fabrication d’artefacts ». Un parti-pris que l’on retrouve au Pavillon Southway, à la croisée des arts et de l’artisanat, avec les chaises-coquillages et les miroirs au mercure d’Etienne Marc, déployés dans un décor aux formes organiques et baroques, rehaussé d’une moquette vert profond.

"Sortie des eaux", Etienne Marc © Florian Touzet

On peut faire œuvre encore poétiquement, avec Hervé Béhier (chez Vidéochroniques, également), dont les bouteilles de gaz découpées et les barres-à-mine suspendues se balancent et se heurtent, tout en violence et légèreté, produisant un tintement céleste à l’image des pièces cinétiques de Takis. De Takis à Tarkos, le poète marseillais, il n’y a qu’un pas, qui nous mène au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur. Là, Tarkos s’amuse justement des mots, dans cette exposition hommage organisée par le Centre de la poésie : il les triture comme une matière physique, qu’il dénomme « pâte-mot », à travers des performances cocasses, où la langue se trouve donc malmenée… et renaît à nos oreilles comme un pur matériau sonore. Une certaine poésie se ravive aussi dans les ateliers de Buropolis : celle des Amants du Pont Neuf, dont Paul Heintz scanne les archives et interviewe le chef décorateur, avant que celui-ci ne perde la mémoire… Ou quand l’art sauve de l’oubli.

On peut faire œuvre également, en puisant dans la poésie du quotidien, comme le propose Catherine Melin (au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, encore), avec tact et sensibilité : des cabas et des sacs plastiques gonflent, comme s’ils étaient pris par le Mistral, sur un trottoir, égarés… Des cerfs-volants tourbillonnent et des cannes-à-pêche, pointant comme des flèches dans les airs, demeurent en équilibre précaire. « Quelque chose bouge », tel est le nom de ce subtil accrochage, où l’on se convaincra sans peine désormais, que le cœur du monde bat toujours – à nous d’avoir l’oreille suffisamment fine, et le regard acéré, pour saisir son frémissement. A la galerie de la Scep, le curateur Diego Bustamante nous introduit quant à lui à des œuvres ancrées dans l’urbanisme marseillais. Les acryliques de Clara Nebinger s’imprègnent de l’atmosphère des rues de Belsunce, dont les façades, soutenues par de lourdes poutres fluorescentes, menacent de s’effondrer, tandis que l’installation de Victoire Barbot, faite de nappes habituellement déployées sur les étalages des marchés, évoque à son tour l’espace public de la cité phocéenne.

Clara Nebinger,
Clara Nebinger, "extérieur à la chaise rouge, Belsunce, 2021", acrylique sur toile, 100x70 cm. Courtesy Galerie de la Scep

On peut faire œuvre toujours des crissements du monde. De ses douleurs et de ses déchirements que l’art, peut-être humblement, saurait apaiser. Ou réparer, dans un acte de résistance, tel qu’on le rencontre chez Mégane Brauer. Dans les ateliers Boisson, l’artiste prépare sa prochaine exposition aux Magasins Généraux de Pantin, où elle invitera cinq adolescents exilés, rencontrés dans un squat qui fut incendié, à devenir eux-mêmes les conteurs de ce projet. L’enjeu : doter ces jeunes gens d’un statut de performeurs, et leur accorder un droit d’auteur qui leur permettrait de rester en France – en somme, il s’agit de faire de sa vie une œuvre… quelle formidable utopie !

On peut faire œuvre enfin des soubresauts du monde, avec « Transplantados », une résidence de recherche menée à Dos Mares par l’artiste chilienne Luna Acosta. Des tissus teintés de poudre de fer, dont les propriétés indiquent le Sud (à l’inverse d’une boussole), observent notre capacité à nous orienter et les manières dont l’humanité – et toute forme de vie – réagissent aux différentes formes de pression qui les entourent. Au Centre de conservation et de ressources du Mucem, c’est la paralysie d’un monde confiné et la peur de la pandémie dont s’empare Antoine d’Agata, avec une force poignante. Traversant les rues désertes, scrutant les centres d’hébergement et les salles de soins intensifs, le photographe, paré d’une caméra thermique, saisit les silhouettes, à la fois abstraites et bien incarnées, d’une humanité qui vacille…

Vue de l'exposition
Vue de l'exposition "Psychodémie", Antoine d'Agata au Centre de conservation et de ressources (CCR) du Mucem. Courtesy : Mucem

Par François Salmeron

Critique d’art membre de l’AICA-France (Association Internationale des Critiques d’Art)

Chargé de cours Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris 8 Saint-Denis, ESAD Reims

Co-directeur de la Biennale de l’Image Tangible, Paris

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