Les œuvres de l’exposition Hijack City à la galerie de la SCEP se trouvent dans l’entre-deux où la remise en jeu est toujours possible. La pertinence de l’accrochage pulvérisé provoque le dialogue entre les œuvres de Samir Laghouati-Rashwan, Anita Molinero et Arnaud Vasseux. Leurs propositions résistent à la définition : par l’ambivalence des formes, la fluidité du sens, la labilité de la matière. Le plastique fondu semble devenir une matière organique, les fluides autrefois contenus dans des sacs plastiques, en se solidifiant, s’autonomisent, et esquissent une ligne tangente. L’instabilité de certaines sculptures les met en instance d’être brisées par un geste malencontreux. Les fragments d’un hypothétique système coercitif se révèlent néanmoins poreux, ou entrebâillés, une brèche qui vient subtilement crever la frontière. Le doute persiste : est-ce rêche ou visqueux, sommes-nous face à la forme ou la contre-forme, de quel côté du verre teinté ? Hijack city présente des œuvres qui évoquent la transmutation de la matière, ou la sublimation, à l’image de ces fleurs cristallisées au contact des résidus de gaz de la grenade lacrymogène qui leur sert de vase, et qui semblent paradoxalement refleurir.
Dans l’exposition La Montagne d’or au Château de Servières, le geste de Rebecca Brueder atomise et décompose l’image, puis la recompose laborieusement, dans des dessins exécutés point par point, atome ou pixel. L’installation « En-dessous de Popigaï » est réalisée en projetant de la terre et du charbon au mur, que l’artiste rehausse ensuite d’éclats brillants, assemblages de miroirs et de verre securit. L’artifice révèle le réel : ce mirage évoque le plus important gisement de diamants du monde. Les diamants nous séduisent irrésistiblement. Sertis sur un anneau en solitaire, nous imaginons que leur dureté a le pouvoir de faire durer nos amours proportionnellement aux strates de temps qui emprisonnent ces pierres et dont nous les extrayons. Entre le dessin d’un alpiniste mort au sommet de l’Himalaya et la ruée vers le filon de diamants, Rebecca Brueder interroge le point de bascule de l’attraction à l’obsession.
Au détour de la conversation, elle me raconte que lors de l’assassinat des Romanov en 1918, leurs parures se sont mues en armures. Les balles tirées par le peloton d’exécution ricochèrent sur les rivières de diamants, les diadèmes d’émeraudes et de rubis, car les membres de la famille du dernier Tsar avaient cousu absolument tous leurs bijoux dans la doublure de leurs vêtements. L’effet pare-balle ne dura qu’un temps, et le régicide finira de s’accomplir dans une agonie sanglante.
Sur les routes de l’exil, le bijou est un capital financier à même le corps. Indéniablement équivoque, il est tour à tour : banque embarquée, ultime propriété, mémoire familiale coulée dans l’or, marqueur social… Dans sa vidéo « Pink Paradise », Silina Syan – artiste accueillie en résidence à Triangle Astérides – se pare de tous ses bijoux un à un. A l’image, difficile de démêler le faux du vrai, l’or du toc. Certains lui ont été offerts par des membres de sa famille et témoignent de leurs parcours migratoires depuis l’Arménie et le Bangladesh. Littéralement en toile de fond : du tissus rose aux paillettes miroitantes dit notre amour pour tout ce qui brille. Le kitsch, qui résulte d’une digestion des signes extérieurs de richesse, est le lieu d’un tourbillon de jeux de regards de classe, où les pauvres regardent les riches qui les regardent en retour se mirer dans leurs yeux. Le classing gaze (Lyn Finch, 1993) ricoche comme la lumière se réfléchit dans un Palais des Glaces à la fête foraine. En se réappropriant l’insulte, la minorité parvient à construire son image en creux, dans le dos de celleux qui la dominent.
On glisse du kitsch au glitch dans la vidéo « Traverser la nuit, monter la colline » de Julien Bourgain présentée le samedi 17 octobre à Sissi Club. Les colliers de perles nacrées qui ornent les corps des six performeur*, les bulles d’air irisées qu’iels s’échangent et à travers lesquelles iels respirent, d’une bouche à l’autre, disent la même résistance que leur danse trépidante et leurs scintillants costumes. Être ensemble, les corps au contact les uns des autres, shiner et être brave, traverser la nuit ou la vie. Comme Kelly le bodybuilder dans sa robe à paillettes bleue dans le film « En partie ». Ici, dans une forme anti-héroïque, le statut de muse fluctue et passe d’un regard à l’autre, devant puis derrière la caméra. Kelly et Julien racontent à travers leurs corps musclés la dé-construction de leur identité de genre, et l’indétermination dans laquelle iels persistent et résistent.